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La légende du Gouffre de St Martin

Cette légende est peut-être aussi ancienne que le village de Plaisance, qui sait ? Récit oral d’abord, ensuite Maria Emile l’a transcrit… comme elle l’a reçu de son père, en Occitan, il y a plus de cinquante ans.

Un grand merci à Maria pour ce récit plein de verve et de couleurs, merci également à Geneviève Roussel qui l’a traduit en français, dans la plus grande fidélité au texte Occitan.

« Comme Jonas »

Très souvent, papa m’avait raconté la légende d’un nommé Cabot, qui habitait la dernière maison au plus bas de Plaisance, au milieu des jardins, tout près de la rivière. Il me disait que c’était une histoire vraie et il ajoutait : « Ce Cabot était soi-disant le beau-père d’un tel ou de tel autre. » Et moi, je le croyais.

Donc ce Cabot, lui qui portait un nom de poisson, se passionnait pour la pêche. Sitôt qu’il avait un moment de loisir, à n’importe quelle heure, il partait à la rivière toute proche. Mais il ne pêchait pas avec un scion de noisetier, comme beaucoup d’autres, il ne posait pas non plus de filets d’un côté à l’autre de la rivière ; non, il pêchait à la main. Il se jetait à l’eau et nageait comme un poisson ; il nageait longtemps avant de remonter pour reprendre souffle. Il poursuivait ainsi la truite jusqu’à ce qu’il puisse la coincer contre un rocher. Il la saisissait alors derrière les ouïes et la sortait de l’eau, vive, bondissante, luisante dans la clarté du jour.
Une après-midi, peu avant la tombée de la nuit, il partit ainsi sans rien dire, ni à sa femme, ni à personne. Il pataugea dans l’eau, en remontant le Rance jusqu’au gouffre de Saint Martin.

Maintenant, il me faut vous parler du Rance, du Gos et du gouffre de Saint Martin.
Avant d’arriver à Plaisance, le Rance qui vient du midi rejoint, un peu avant le village, le Gos qui vient du levant : leurs eaux se mélangent. Le Rance se dévie et court vers le couchant sur cinq cents mètres environ, et se heurte au rocher de Saint Martin dressé là, devant le courant, haut de vingt mètres, semblable à un mur.
Le vent du midi, l’autan, ramène de la mer de gros nuages qui se refroidissent sur les Cévennes et s’écrasent en averses serrées. Dans le Rougier de Camarès, la pluie tombe à seaux, l’eau arrache la terre des champs. Le Rance qui vient de Belmont, le Gos qui arrive de Saint – Juéry et le Dourdou qui, après son passage à Camarès part vers Saint – Affrique, se remplissent, jusqu’à déborder, de cette eau boueuse qui rend le Tarn si rouge. Les jours de grande crue du Rance, du Gos, ou des deux à la fois, les eaux en colère galopent, sautent, tournoient, et vont se jeter avec fureur contre le rocher de Saint Martin ; et cela dure depuis des années et des années, et même des siècles et des siècles. Peu à peu, s’est creusé devant le rocher un gouffre si abrupt que personne n’a jamais pu en toucher le fond.

Des gouffres, tout au long du Rance et du Gos, on pourrait en compter un, plus ou moins grand, à chaque coude de la rivière. Celui de Saint Martin est le plus imposant de tous. L’été, lorsque les eaux ne courent plus, quand sévit la canicule, l’un après l’autre, les gouffres s’assèchent ; mais celui de Saint Martin n’a jamais tari. Il paraît qu’au début du siècle dernier, il y eut une sècheresse si forte qu’il était le seul de toute la région, à fournir encore de l’eau. Les gens y menaient boire les bêtes depuis Martrin, à deux lieues de là. Lorsqu’elles rentraient à la ferme, les pauvres bêtes étaient aussi altérées qu’avant de partir. Et c’était encore une chance si l’attelage avait pu revenir avec quelques barriques.
Non seulement les tourbillons ont curé le gouffre, mais ils ont aussi creusé dans le rocher des cavernes étroites et longues qui tout aussi bien s’en vont peut – être au diable ; en tout cas, personne ne sait jusqu’où.
Sur le rocher de Saint Martin est bâtie l’église entourée du cimetière ; le village s’étale de l’autre côté. Passé le gouffre, le Rance dessine un grand méandre et revient passer tout près de là, au bas du village.

Ce soir-là donc, Cabot arrive au gouffre de Saint Martin. Il se déshabille, pause ses vêtements au bord de la rivière, sur le sable, et plonge dans l’eau. Il nage, monte, plonge à nouveau. Tout à coup, il aperçoit le reflet d’argent d’une truite. De plongeon en plongeon, il suit l’éclair du poisson luisant sans le perdre de vue et sans se soucier de son chemin. Brusquement, il ne vit plus rien. Il sortit de l’eau pour reprendre haleine : tout autour, il faisait noir comme dans un four. « Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Se dit-il. D’habitude, dans l’eau, plus on s’éloigne de la surface, moins on y voit. Or, là, même si je mets la tête hors de l’eau, je n’y vois pas davantage. Je sais bien qu’à cette saison, le soir doit tomber plus tôt ; cependant, la nuit n’arrive jamais tout d’un coup ! » Il nagea un peu et se cogna contre le rocher. Il partit en arrière, se cogna aussi, et de même à droite et à gauche.

C’est alors qu’il entendit sonner l’Angélus du soir. Il pensa : A cette saison, il doit être encore jour quand sonne l’Angélus ! »
Il comprit alors qu’il était tombé dans une caverne. Il reconnut au toucher le rebord d’un rocher qui avançait au – dessus de l’eau et s’y reposa un moment. Puis il se remit à nager en suivant la paroi ; il nagea un certain temps, mais il retrouva le rebord qu’il venait de quitter.
« Je suis enfermé ici, pensa-t-il, c’est pour cela que je suis dans l’obscurité. Mais bientôt, la nuit sera totale, il vaut mieux que je reste tranquille jusqu’à demain matin » ; et il se recroquevilla sur le rebord. De temps en temps, il s’assoupissait, mais jamais pour bien longtemps.
Encore une fois, les cloches sonnèrent l’Angélus. C’était le matin ; la nuit avait été bien longue. Il attendit, attendit…, l’obscurité était toujours la même.

Après l’Angélus de midi, il essaya encore de faire le tour de la caverne en tâtant le rocher aussi haut qu’il le pouvait au – dessus de l’eau, ou en plongeant pour tâtonner plus bas. Le réduit n’était pas grand, il en avait vite fait le tour. Une fois cependant, il eut du mal à retrouver le rebord et il se dit :
« Il ne faudrait pas que je m’enfonce encore plus loin dans ce rocher !  »
Il avait faim ; il avait l’estomac dans les talons. De temps en temps, il buvait une gorgée d’eau, la paume de sa main en conque ; et il se retournait vers le rocher quand le besoin s’en faisait sentir ; cependant, il savait bien que le liquide qu’il rejetait, il allait le boire à nouveau, mélangé à l’autre. Mais comment faire !
« Je serai obligé de mourir de faim ici, se dit-il, et ce sera long, puisque j’ai de quoi boire. »

Dans la soirée, il entendit sonner des glas : un son aigu, deux sons graves. Un homme était mort.
« Tiens ! Qui cela doit-il être ? »
Et il se mit à songer :
« Le vieil Auguste est bien patraque, mais on ne pensait pas qu’il soit prêt à s’en aller. C’est peut – être un accident, ou quelqu’un qui a trépassé de mort subite ? Le Frédéric a la crête bien rouge, il pourrait bien avoir eu un coup de sang « …

Il passa ainsi tous les paroissiens ; cela lui occupa l’esprit un bon bout de temps. L’Angélus du soir sonna. Il lui faudrait passer une autre nuit tout aussi longue.
Au matin, à nouveau, l’angélus sonna, et puis les glas. Autour de lui, tout était aussi obscur. De temps en temps, il faisait le tour de la caverne sans rien trouver. Il avait une faim si atroce qu’il était sur le point de s’évanouir. Il buvait, mais il sentait ses boyaux se délaver.
Quand les cloches sonnaient, il pensait à ce mort. Le temps lui paraissait si long qu’il eut envie de se noyer pour en finir plus vite. Et même, il essaya : il sauta dans l’eau à plusieurs reprises. Mais il savait si bien nager qu’il remontait à la surface sans le vouloir. Tout cela tournait dans sa tête et il se dit que d’ici peu, il deviendrait fou.

Une autre nuit passa. Le matin, après l’Angélus, les cloches sonnèrent une messe d’enterrement. L’église se trouvait juste au – dessus et le son retentissait dans le rocher. Il en avait la tête pleine.
Il était là, assis sur cet étroit rebord, à penser à ce mort qu’on enterrait, il ne bougeait pas… quand, tout à coup, il vit sur l’eau quelque chose de brillant qui luisait comme un écu d’or… Peut – être même beaucoup plus que de l’or. Et, d’un seul coup, il comprit qu’il savait :
« Si je vois quelque chose qui luit, c’est que la lumière entre, c’est que quelque part, il y a un passage. »

D’un saut, il s’élança vers l’endroit précis d’où venait la lumière. Alors il vit le rayon de soleil et se mit à le suivre en se disant : « Pourvu que le trou soit assez large pour me laisser passer. »
Le trou fut assez grand en effet et d’un seul coup, il se trouva au grand jour dans le gouffre. Le soleil se levait là-bas, dans l’entaille que s’était creusée le Rance entre les deux « puechs » et il enfilait ses rayons à l’horizontale dans les anfractuosités du rocher de Saint Martin. Cabot sut, plus tard, que pendant les deux jours qui venaient de passer, le ciel était resté couvert, qu’il crachinait, que le soleil ne s’était pas levé.

Quand l’homme arriva sur la berge de la rivière, ses vêtements avaient disparu, il était nu. 

« Qu’est-ce que ça peut faire ? » pensa-t-il,  « les gens sont à l’enterrement, peut-être qu’on ne me verra pas, et si jamais on me voit, personne n’en perdra la vue . »
Et il partit à grandes enjambées vers sa maison. Cependant, il longea la rivière, afin de ne pas s’exposer sur les chemins, et il arriva en passant par les jardins. Chez lui, il n’y avait personne, mais, par bonheur, la porte n’était pas fermée à clé. Il se jeta sur le tiroir de la table et prit à pleines mains la miche de pain où il planta voracement les dents. Le plus urgent était de manger. Tout en mastiquant, il s’enroula dans une couverture tirée du lit ; depuis l’autre soir, il se sentait souvent frissonnant et transi de froid. Puis il fouilla dans le tiroir et en sortit du boudin, de la saucisse, du fromage ; après quoi, il empoigna la bouteille et s’octroya une rasade de vin.
Et quand il se sentit ragaillardi, il chercha des vêtements.

C’est alors que la porte s’ouvrit. Sa femme, habillée de noir de la tête aux pieds et enveloppée dans un grand voile de deuil se tenait sur le perron. Elle poussa un cri et s’évanouit. Cabot eut tout juste le temps de la recueillir et de l’asseoir sur une chaise. Quand il vit qu’elle revenait à elle, il lui demanda :

« Dis-moi, ma pauvre, quel est celui qui est mort ? De qui portes-tu un si grand deuil ?

– Mais de toi, mon pauvre homme ! De toi ! Avant-hier, les hommes du village t’ont cherché partout. Ils ont trouvé tes vêtements au bord du gouffre. Nous avons tous cru que tu t’étais noyé ; nous t’avons cru mort. Mais que t’est-il donc arrivé ?

– Ma pauvre femme ! Comme Jonas qui était resté trois jours dans le ventre de la baleine, moi, je suis resté trois jours dans le ventre de la terre « 

Maria de Riucros : extraits de « Racontes Apecilhats »